Dessine-moi ta souffrance : intrusion traumatisante ou

acte thérapeutique ?

 

 

 

Cette étude de psychologie clinique concerne 43 enfants du Kosovo, âgés de 8 à 13 ans. Réalisée dans un camp de Tirana (Albanie) en mai 1999, ses résultats ont été confirmés par un travail similaire effectué en juin 1999 dans les camps de réfugiés en France (Marie Nebout) et en juillet 1999 à Elbasan (Albanie).

En mai 1999, je me trouvais donc en Albanie, dans les camps de réfugiés du Kosovo car j’avais été sollicitée pour apporter mon concours au soutien psychologique qui commençait à se mettre en place pour cette population réfugiée. Les circonstances m’ont amenée à travailler plus spécifiquement avec les enfants. Je voudrais d’abord préciser ce qui m’a guidée dans la mise en Œuvre de cette aide psychologique proposée aux enfants du Kosovo et dans la forme qu’elle a prise.

 

 

METHODOLOGIE

Pourquoi intervenir ?

La population que je rencontrais dans ces camps était une population civile confrontée à la guerre. C’était pendant l’intervention de l’OTAN et à ce moment-là, pour tous, l’inquiétude et l’incertitude étaient grandes quant à la durée et à l’issue du conflit.

Par contre, ce que nous savions par les médias c’est l’horreur quasi quotidienne des exactions, des destructions, des meurtres dans cette guerre fratricide. Nous pouvions supposer que ces réfugiés qui venaient de quitter le Kosovo avaient été tous confrontés à des degrés divers à ces exactions, à ces meurtres, et donc qu’un certain nombre d’entre eux devait souffrir de ce traumatisme psychologique, traumatisme provoqué par la confrontation brutale avec la mort.

L’image de la mort fait irruption dans le psychisme et constitue un « véritable corps étranger interne » car le psychisme ne peut pas assimiler cette image. Le traumatisme c’est la non réponse du psychisme, son blocage face à cet inassimilable. Dans un deuxième temps, autour des effets du traumatisme et de sa reviviscence, le syndrome psychotraumatique s’organise avec ses conséquences psychologiques, comportementales et même somatiques, invalidantes, durables et si difficiles à soigner. Le sujet est littéralement habité par la mort et la fin de l’illusion d’immortalité fournit le socle des symptômes.

Nous savons qu’il est indispensable d’intervenir et d’intervenir précocement après le trauma pour éviter, ou au moins atténuer, les conséquences à long terme.

 

Pourquoi les enfants ?

Partie sans idée préconçue, une fois arrivée sur le terrain, j’ai choisi de cibler mon intervention sur la prise en charge des enfants d’abord pour deux raisons pratiques : dans le camp où je travaillais, comme dans tous les autres d’ailleurs, la population était presque pour moitié composée d’enfants, le reste étant représenté par des femmes, des vieillards et quelques hommes jeunes. De plus, lorsque nous arrivions dans un camp, sans doute par curiosité naturelle, les enfants venaient à notre rencontre alors que les adultes restaient plus en retrait. Le contact avec les enfants était donc facilité.

 

Par ailleurs, et surtout, j’adhère totalement à l’analyse de L. Bailly lorsqu’il parle du psychotraumatisme des enfants : « toujours leur destin psychique va se trouver faussé par le traumatisme (…) le psychisme ne gardera pas seulement la marque du traumatisme, il sera ce qu’il n’aurait pas été si l’événement ne s’était pas produit…  » D’où l’intérêt de proposer une aide psychologique à ces êtres en devenir que sont les enfants

 

 Comment intervenir ?

 

La prise en charge mise en place pour ces enfants du Kosovo n’a pas différé, quant à sa finalité et ses modalités essentielles, de celle que je pratique habituellement dans mes consultations de psycho traumatologie et ce depuis un certain nombre d’années.

Cette prise en charge est ciblée spécifiquement sur le traumatisme psychologique, seul responsable des troubles psychotraumatiques. En effet, même si les classifications américaines ou internationales font référence au stress, les spécialistes européens s’accordent à dire que les événements stressants ne conduisent jamais à une pathologie psychotraumatique. Cette méthode thérapeutique est issue du modèle proposé par F. Lebigot et je le cite car nul ne saurait exprimer mieux que lui ce qui se joue dans cette prise en charge du psychotraumatisme : « dans la surprise et dans l’effroi, une image, celle de la mort, fait irruption dans l’appareil psychique (…) cette image va constituer un véritable « corps étranger interne » (…) plus tard (…) apparaît le syndrome de répétition traumatique, le sujet est littéralement habité par la mort.

 L ‘ambition du médecin ne pourra se limiter à l’apaisement de l’angoisse. Il cherchera à abaisser le pouvoir pathogène de cette image qui a fait effraction, ou mieux à obtenir sa destruction… » Pour ce faire, François Lebigot propose un debriefing « attentif, long, ciblé, minutieux, basé sur le besoin de « raconter » l’expérience traversée, qui est un véritable « reparcouru » de [‘événement au niveau des faits, des émotions, des pensées et de faire évoquer, par le sujet, dans ce premier entretien, le moment de sa vie où l’événement l’a saisi, ses préoccupations actuelles, sa vision de lui-même et des autres en ce qu’ils ont pu changer ».

 

Comment aider un enfant à « reparcourir » l’évènement traumatisant ?

Si la méthode de François Lebigot, reconnue comme réellement efficace pour libérer de l’emprise du trauma, ne laisse planer aucun doute sur la nécessité de faire « reparcourir » l’événement en utilisant la verbalisation, cela n’en reste pas moins difficile pour un adulte, et pour un enfant cela semble mission impossible. D’autant que les stratégies mises en place par l’enfant pour lutter contre l’envahissement de l’angoisse viennent s’opposer à la réalisation de cette verbalisation. En effet, on retrouve habituellement dans ces mécanismes de défense, mis en évidence par R. Pynoos :

– la dénégation imaginaire : l’enfant essaie d’atténuer le caractère pénible de la réalité en s’imaginant que l’événement s’est produit autrement ;

 – l’inhibition de la pensée spontanée : l’enfant évite de penser à l’événement et, ce faisant, inhibe ses propres pensées ;

 – la fixation au trauma : l’enfant raconte l’événement de manière répétitive, incomplète, journalistique, dépourvue d’émotion. La répétition et l’altération rendent l’événement plus tolérable : l’horreur est atténuée, gommée ;

– la préoccupation par des craintes fantasmatiques concernant un futur événement : l’enfant évite de se trouver confronté à ses peurs actuelles et passées en se focalisant sur la dangerosité potentielle de l’avenir.

 

Alors, comment contourner cet obstacle majeur ? J’ai souvent recours au dessin, mode d’expression privilégié des enfants, lors des séances avec des enfants traumatisés. Souvent, lors de l’entretien, je donne à l’enfant crayons et papier en le laissant s’y exprimer spontanément et en l’observant pendant que nous parlons. Parfois, l’entourage m’apporte un dessin dans lequel l’empreinte, la race du trauma est visible, évidente. A plusieurs reprises, ce dessin a permis de découvrir et de prendre en charge un psychotrauma chez un enfant dont on avait pu supposer qu’il en était indemne.

Cependant, une précision s’impose : le dessin ne doit jamais se substituer à la parole mais plutôt l’accompagner. Car, si le thérapeute ne reste qu’au niveau du dessin, alors l’enfant reste au niveau de ta répétition du traumatisme sans entrer dans le discours de ce qu’il a vécu, ressenti. L’enfant dessine, reproduit la scène traumatique et les séances peuvent se répéter indéfiniment à l’identique. Par contre le dessin peut se concevoir comme un moyen d’obtenir la verbalisation.

 

Dessins d’enfants et guerres

Alfred et Françoise Brauner ont fait des analyses très fines sur les dessins d’enfants pendant la guerre d’Espagne et la Seconde Guerre mondiale.

Michel Grappe en Croatie en 1995 remarque que si les enfants dessinent sur un thème libre, seulement 5 % représentent directement la guerre.

En 1994, au cours d’une mission d’évaluation en Croatie, Catherine Bonnet utilise le dessin avec l’objectif de sensibiliser chacun aux effets de la guerre chez les enfants.

Louis Crocq, considérant que le test des trois dessins de guerre – dessine avant la guerre ; dessine la guerre ; dessine la paix revenue – expérimenté par Alfred et Françoise Brauner et par Catherine Bonnet, propose à l’enfant des thèmes trop abstraits pour le concerner intimement et l’inciter à une expression cathartique de ses affects, fusionne ce test avec le classique dessin de la famille :

-dessine ta famille et toi avant la guerre ;

-dessine ta famille et toi sous la guerre ;

– dessine comment tu souhaites que ta famille et toi soyez après la guerre.

Kim Bathien et Louis Crocq ont mis ce test en Œuvre au Liban au lendemain des bombardements de 1996.

 

 

Dessine-moi ta souffrance :  intrusion traumatisante ou acte thérapeutique ?

Lorsque je suis partie à Tirana, le Professeur Crocq m’a proposé d’utiliser le test du dessin de la famille et de la guerre. Le dessin a effectivement constitué la base, le point de départ de la prise en charge proposée aux enfants.

La consigne a été légèrement modifiée : l’enfant est invité à dessiner non pas lui-même et sa famille mais sa maison et sa famille dans les trois situations. Ce choix vient du constat suivant : pour un enfant, dessiner sa maison est plus facile que se dessiner lui-même et surtout donne à connaître au thérapeute non seulement l’image de sa maison avec tout ce qu’elle symbolise, mais également sa propre image puisqu’il est bien connu qu’en dessinant sa maison l’enfant s’y projette.

Ces dessins sont utilisés avant tout comme support à la verbalisation. Il ne s’agit en aucun cas de faire une interprétation seule de ces dessins, encore moins de constituer une collection « intéressante ». Leur réalisation s’effectue sans coupure dans le temps. Elle est suivie immédiatement et systématiquement d’un entretien individuel de chaque enfant au cours duquel, à partir de ses dessins, il peut mettre en mots non seulement iles scènes traumatisantes mais aussi ses pensées, ses émotions, ses peurs, ses craintes. Le « reparcouru » des événements peut être ainsi réalisé. L’introduction de trois dessins, imposés a constitué une innovation dans la méthode habituelle de debriefing centré sur le trauma.

Chaque intervention, ciblée sur la prise en charge thérapeutique, intègre dans le même temps une évaluation des symptômes psychotraumatiques.

Cependant, si ce type d’intervention semblait justifié d’un point de vue théorique et par référence à l’expérience de tous ceux qui avaient travaillé dans ce domaine, il était nécessaire d’agir avec prudence et en observant attentivement les enfants car la méthode elle-même suscitait forcément une interrogation. L’accueil, l’aide médicale, l’aide psychosociale, l’organisation de la vie quotidienne, tout semblait mis en Œuvre dans le camp de réfugiés pour rassurer les enfants et leur faire oublier les moments difficiles qu’ils avaient traversés. Or, demander à un enfant de dessiner les scènes qui l’ont traumatisé, c’est bien évidemment l’obliger à réactiver sa souffrance. Est-ce que, finalement, ce type d’intervention ne risquait pas de se révéler être une intrusion traumatisante plutôt qu’un acte thérapeutique ? L’exposé de l’observation des enfants pendant les séances et des résultats thérapeutiques va tenter de répondre à cette question essentielle.

 

Observation sur le terrain

La prise en charge thérapeutique s’effectue en deux temps :

– le temps du dessin ;

– les entretiens individuels.    

L’évaluation des symptômes psychotraumatiques est intégrée essentiellement au deuxième temps. L’appréciation clinique est alors complétée et précisée par l’utilisation de l’échelle d’auto-évaluation de l’inventaire-échelle d’état de stress post-traumatique de Steinitz et Crocq, dans sa version pour enfant établie par Kim Bathien et Louis Crocq et traduite pour la circonstance en albanais. La barrière linguistique est totalement aplanie grâce au concours d’une interprète remarquable. Suzanna, 47 ans, professeur de français à Durres. Je reviendrai plus tard sur le rôle de cette interprète avec laquelle s’est constitué un véritable « binôme de thérapeutes ».

 

Le temps du dessin

Les enfants sont invités à réaliser successivement trois dessins :

 – leur maison et leur famille avant la guerre ;

– leur maison et leur famille sous la guerre ;

– leur maison et leur famille telles qu’ils espèrent qu’elles seront après la guerre.

Pour gagner du temps, cette étape est organisée de façon collective (groupes de six enfants) et à aucun moment nous n’avons trouvé d’incidence perturbatrice du fait de cette réalisation commune sur la qualité ou l’efficacité de la prise en charge thérapeutique. Pendant les séances, les enfants copient rarement et souvent les dessins sont très différents, certains paisibles, d’autres tourmentés.

Les séances de dessin durent globalement deux heures.

Nous n’effectuons aucune sélection, les enfants viennent spontanément. Ils sont réunis, par groupe de six la plupart du temps, dans le « bureau médical », seule pièce isolée où nous pouvons travailler au calme, à l’abri des curieux ou des impatients qui se bousculent en attendant leur tour. Nous disposons d’une table, sur laquelle nous pouvons étaler quatre rangées de trente-six crayons feutres de couleur bien accessibles par tous, et d’approximativement six sièges. Chaque enfant reçoit une feuille blanche.

 

Dessine ta maison et ta famille avant la guerre :

Les enfants comprennent tout de suite la consigne. La plupart dessine sans se préoccuper du voisin ; un ou deux, souvent plus jeunes, vont démarrer avec un temps de retard et après avoir été encouragés parce que, disent-ils, ils ne savent pas dessiner.

La réalisation de la maison est toujours rapide et facile, par contre l’apparition des personnages sur le dessin ne se fera toujours que dans un deuxième temps, après que la consigne ait été réitérée et souvent individualisée. 

Les enfants nous remettent le dessin sur lequel nous posons quelques questions. Notre commentaire simple mais gratifiant amène un sourire sur le visage de l’enfant. C’est un premier contact, un premier échange ; la communication, la confiance s’installent.

 

Dessine ta maison et ta famille sous la guerre :

Suzanna leur donne la consigne, certains enfants demandent des explications, elle répond avec douceur et patience, nous les voyons acquiescer de la tête, les visages deviennent graves.

Les enfants se penchent sur la feuille blanche, leur attitude va nous surprendre : très concentrés, même le bruit des hélicoptères qui tournent régulièrement au-dessus de nos têtes ne les distrait plus, ils ne sont plus là : ils sont dans les scènes vécues.

Aucune réaction émotionnelle ne fait surface alors que sur le papier naissent des dessins très explicites :

– maisons en flammes, cassées, détruites, rayées de traits destructeurs, assiégées de tanks ou d’hommes en uniforme, armés, parfois masqués ; – mises en scène de combats et de tirs très réalistes impliquant des personnages sur lesquels. Nous aurons des précisions dans le temps de parole ultérieur.

Sur les feuilles, l’horreur s’impose, brutale. Elle surgit de la structure du dessin, de sa couleur ou d’un détail : le plus souvent, un personnage, les cheveux littéralement hérissés, exprimant l’épouvante dans son regard, son visage, son attitude.

Certains enfants sont tellement dans la scène traumatique qu’ils ne pensent même pas à utiliser plusieurs couleurs : la main jette le trauma sur le papier d’une façon quasi inconsciente et continue. Ce qui se joue là est grave et ne peut souffrir d’interruption.

Plusieurs deviennent fébriles dans la réalisation de leur dessin, que l’on ne saurait plus appeler dessin mais plutôt extirpation, extériorisation des scènes traumatiques, car en observant l’attitude des enfants dans cette phase, c’est bien de cela et pas d’autre chose qu’il s’agit.

Même la tenue du crayon est différente : beaucoup font preuve de violence, barrent rageusement les représentations de la maison ou font disparaître tout le dessin sous un griffonnage serré et appuyé…

L’atmosphère est palpable, lourde, oppressante, le silence profond, la respiration de tous suspendue…

Un médecin du Kosovo, réfugié avec sa famille dans le camp, assiste à la séance car c’est lui qui va assurer ensuite le suivi des enfants. Il a le regard intensément ailleurs et sur son visage défait, des tics apparaissent. Je le verrai en entretien après la séance. Au cours de séjours ultérieurs en Albanie et au Kosovo, j’ai pu mesurer cette difficulté particulière pour les soignants : les récits douloureux font écho à leur propre histoire, à l’histoire de leur peuple. 

Nous relevons ensuite les dessins avec un petit mot pour chacun, mais relativement banal car, je ne souhaite -pas faire un debriefing de groupe pour essentiellement deux raisons : tout d’abord, je ne parle pas albanais et il me paraît impossible de manager correctement un groupe, même avec une traductrice de qualité, et surtout, les traumas m’apparaissent si violents que je craindrais l’effet dévastateur de certains récits insoutenables sur le psychisme des autres enfants.

Nous leur faisons savoir simplement que nous les verrons individuellement ensuite pour que chacun puisse nous parler de son dessin.

 

Dessine ta maison et ta famille comme tu espères qu’elles seront la guerre :

Suzanna explicite bien la consigne. Une feuille blanche est distribuée à chaque enfant. L’atmosphère se détend de façon palpable, les respirations s’allègent et les couleurs réapparaissent dans le dessin. Plusieurs évidences nous frappent :

–  tous les enfants ont dessiné la même maison qu’avant la guerre ;

– malgré la réitération de la consigne, pratiquement aucun des enfants ne dessine de personnage ;   – – des éléments symboliques apparaissent : fleurs, papillons, cœurs, enfants se tenant par la main, bannières de l’UCK sur les maisons… Tout cela a un sens bien précis qui sera explicité dans les entretiens individuels.

Nous soulignons la beauté des dessins, beauté qui apparaît dans le choix des couleurs, dans les symboles représentés. Les sourires éclairent les visages… Les enfants sont invités à aller jouer pendant que nous allons procéder aux entretiens individuels.

 

Les entretiens individuels

Aucun enfant ne va montrer de réticence à parler, bien au contraire il faudra parfois les arrêter pour effectuer le plus efficacement possible le travail de debriefing.

Par contre, chacun va d’abord parler des événements les moins traumatisants, et il faudra de la patience, du tact pour arriver à l’abréaction du trauma le plus grave, chaque fois que nous pressentons à travers le dessin et l’attitude de l’enfant que l’essentiel n’est pas encore dit. Cela va souvent déboucher sur des moments de très forte intensité émotionnelle.

C’est sans doute à ce stade que la présence d’un interprète de grande qualité linguistique, mais aussi de grande qualité humaine et de surcroît psychologiquement solide, s’avère être un élément indispensable.        

Suzanna, qui connaît bien toutes les subtilités de notre langue, a été d’une aide précieuse pour la réalisation d’un travail psychologique précis et approfondi. De plus, elle a permis d’éviter les écueils de fa différence culturelle et donc de diminuer significativement les risques d’erreur, d’incompréhension, de victimisation secondaire. Souvent très éprouvée sur le plan émotionnel par certaines atrocités vécues par les enfants, elle a parfois pleuré mais ne s’est jamais effondrée, bien au contraire, elle a eu des attitudes maternantes qui ne nous sont jamais apparues comme saugrenues ou gênantes mais plutôt comme positives dans leur spontanéité et même pouvant faire partie intégrante de la prise en charge thérapeutique.

Autrement dit, le travail de debriefing s’est effectué non pas en relation thérapeutique duelle mais en relation thérapeutique triangulaire où chacun avait un rôle bien précis, indispensable et complémentaire des autres. Certaines émotions ont pu être abréagies dans ce lien particulier Suzanna, albanaise – enfant réfugié du Kosovo du fait de l’appartenance à un même milieu culturel, le psychiatre étranger représentant l’instance « qui sait » et qui peut donc rassurer et « guérir certaines blessures ». Cette prise en charge triangulaire, conservant l’asymétrie nécessaire à toute relation thérapeutique, s’est mise en place spontanément et a toujours parfaitement fonctionné.

 

Ta maison et ta famille avant la guerre : ancrer le lien de « continuité d’existence »

Chaque enfant est invité à raconter d’abord le premier dessin qui a mobilisé le souvenir de ce qu’était sa vie avant la guerre. Il s’agit d’un moment important d’entrée en communication, de mise en confiance qui nous permet de faire connaissance avec l’enfant, d’apprendre un peu de cette vie et de découvrir quel était son environnement affectif. Mais pour l’enfant lui-même cela va plus loin, il s’agit de rétablir et d’ancrer le lien de « continuité d’existence ».

C’est un moment relativement facile sauf pour ceux qui ont dû subir une lourde perte affective ; même si nous n’en savons encore rien, cela est décelable dans certains impalpables de ce premier récit.

 

Ta maison et ta famille sous la guerre : libérer de l’emprise du trauma

Nous présentons ensuite à l’enfant le deuxième dessin : sa maison et sa famille pendant les événements. Ce temps est essentiel II ne s’agit pas pour nous d’interpréter le dessin, mais d’utiliser ce support pour aider l’enfant à parler.

L’enfant est d’abord invité à « dire » les éléments figurés sur son dessin et à partir de ce support commence, avec l’aide attentive de Suzanna, un vrai travail de debriefing.

Une fois le récit commencé, l’enfant visiblement poussé par le besoin de parler, va facilement se laisser aller à dire ou plutôt à revivre des scènes atroces et va exprimer ses pensées, ses émotions, ses peurs, ses craintes passées et actuelles, même si, dans certains cas dramatiques, ce travail a demandé notre aide patiente, attentive, et nous a de surcroît fortement impliqués dans l’émotion.

Les récits sont terribles. La plupart de ces enfants ont été chassés brutalement de leur maison quelques instants avant son embrasement par des tirs incendiaires. Certains n’ont même pas été prévenus et sont sortis de la maison en flammes sous l’impact des tirs. Un petit nombre, averti à l’avance, s’est sauvé dans les bois environnants ; de là, ils ont vu leur maison assiégée et brûlée.

Tous ont vécu des moments d’épouvante sur le long chemin de l’exode. Certains ont erré pendant plusieurs jours. Habités par la peur, ils ont passé les nuits dans les fossés ou dans les forêts, en totale insécurité.

Pratiquement chaque enfant a assisté à des scènes d’horreur :

– meurtres de proches, souvent perpétrés de manière atroce ;

– détresse des familles lorsqu’un adolescent leur était brutalement arraché ;

– abandon de personnes trop fatiguées qu’on doit laisser sur le bord de la route ;

– cadavres ensanglantés allongés dans les fossés le long du chemin ou flottant sur la rivière ;

– combats entre les Serbes ou les paramilitaires et I’UCK…

 

Certains ont vu leurs parents brutalement et indignement fouillés pour voler bijoux et économies. Plusieurs ont vu arrêter ou même assassiner leur père parce qu’il tentait de résister au moment de l’incendie de leur maison. Beaucoup ignorent ce qu’il est advenu de plusieurs membres de leur famille. Les petites filles avouent avoir eu très peur, avoir pleuré, par contre les garçons disent ne pas avoir eu peur, mais en approfondissant ils reconnaissent tous avoir eu peur, non pas pour eux, mais pour les autres : leur père, leur mère, les plus jeunes directement menacés de mort par des propos appuyés du canon d’une arme… Ils savent qu’il n’est pas digne qu’un garçon se laisse aller à la peur.

Parfois apparaissent des sentiments plus subtils, comme le malaise persistant d’un garçon de 11 ans au souvenir de l’image d’un père impuissant, effondré, humilié, incapable de défendre sa maison. Nous avons alors réfléchi avec lui sur l’attitude la plus adéquate pour ne pas mettre toute la famille en danger de mort.

Les réactions émotionnelles sont tantôt intensément palpables mais discrètes, notamment chez les garçons, tantôt violemment exprimées.

Puis, nous nous sommes attachés à connaître les pensées qui animent l’enfant, ses craintes, les symptômes éventuels qu’il présente, maintenant qu’il est réfugié dans le camp. 

 

Evaluation des symptômes psychotraumatiques

Pour chaque enfant, l’évaluation a pu se faire le plus souvent au cours de l’entre tien ou parfois ensuite avec l’aide des proches, et les symptômes ont été reportés sur l’inventaire-échelle de stress traumatique pour enfant de Kim Bathien et Louis Crocq.

 

  1. Chez tous les enfants les événements sont omniprésents. Le syndrome de répétition est très prégnant, non seulement à travers les cauchemars dans lesquels ils revivent les scènes terribles qui les ont traumatisés, mais également dans la journée sous forme de reviviscences le plus souvent visuelles : assassinats, visages ou corps mutilés, armes braquées ou tirant, etc., quelquefois auditives : cris des adultes, des enfants qu’on tue, bruit des tirs, des explosions, injonctions brutales, menaces de mort, plus rarement olfactives : odeur de brûlé.
  2. Un grand nombre d’entre eux sursaute au moindre bruit ou, pour le moins, ne supporte pas d’entendre un bruit qui claque.
  3. La plupart présente des symptômes neurovégétatifs : perception du cœur qui cogne vite et fort, impression de gorge serrée, mal au ventre…

 

  1. La fatigue a été difficile à évaluer, mais l’entourage nous a permis de savoir qu’elle était manifeste chez deux ou trois enfants chez lesquels nous avons suspecté par ailleurs un état dépressif.
  2. L’évaluation des troubles cognitifs par le biais de la performance scolaire est impossible car les enfants ne sont plus scolarisés depuis plusieurs semaines ou plusieurs mois.
  3. Pratiquement tous les enfants ont de graves troubles du sommeil, certains ne dorment quasiment pas. Tous se réveillent brusquement dans la nuit. Terrorisés, le Cœur battant, couverts de sueur, ils pleurent, crient, parfois hurlent.
  4. Les cauchemars (souvent reviviscences des scènes traumatiques) ont été présents chez tous au début. Très prégnants chez certains, ils ont quasiment disparu chez d’autres.
  5. Tous jouent moins qu’avant, mais cela vient aussi du fait que leur vie commence à peine à s’organiser dans le camp avec un nouvel entourage, car nous avons pu constater ensuite la renaissance de ce désir ou même besoin du jeu, renaissance sans doute aidée par te travail thérapeutique au cours des entretiens.
  6. Un certain nombre reconnaît être moins patient avec les autres et supporter moins facilement « leurs défauts » vécus comme des intrusions.
  7. Certains ne quittent leurs parents ou ce qu’il en reste qu’avec difficulté. Ceci est très marqué lorsque l’enfant a subi de lourdes pertes affectives, lorsqu’il est sans nouvelles de membres proches de sa famille. Cette attitude semble être en relation directe avec l’état plus ou moins dépressif de l’entourage proche.

Une inquiétude exprimée par beaucoup d’enfants nous surprend. Après les atrocités vécues, après l’angoisse de l’errance souvent semée de dangers, alors qu’ils sont maintenant en sécurité dans le camp de réfugiés de Tirana, camp bien structuré sur le plan matériel et humain, entouré d’une barrière protectrice, et dont l’entrée est filtrée par un gardien, ces enfants redoutent l’irruption des Serbes ou des paramilitaires et se sentent en insécurité la nuit, ce qui aggrave les troubles du sommeil. Une fillette de 9 ans présente manifestement un état dépressif.

 

Ta maison et ta famille sous la guerre : libérer de l’emprise du trauma

L’entretien se termine sur le troisième dessin : temps d’ouverture sur l’avenir. Ce temps nous est apparu comme indispensable.

Nous ne faisons aucun commentaire sur des évidences frappantes qu’il serait néanmoins intéressant d’analyser et de comparer en étudiant d’autres recueils de dessins effectués par des enfants traversant une guerre. 

S’il est admis que l’enfant dessine la maison comme une personne et exprime à travers elle la construction de son propre moi, ne peut-on pas voir dans la similitude de représentation de la maison avant et après la guerre, la symbolisation de son besoin de « continuité d’être » ?

L’absence quasi constante de personnage sur le troisième dessin est-elle une « constante chez les enfants de familles déplacées après catastrophe » comme l’a montré le Docteur Michel Grappe dans une étude d’un groupe d’enfants réfugiés ayant vécu le conflit en ex-Yougoslavie?

Cette absence de personnage provient-elle de la situation d’exil ou, plus simplement, l’enfant est-il incapable de projeter dans l’avenir son entourage ? Certains sont morts, bien souvent assassinés sous ses yeux, d’autres ont disparu et l’inquiétude pour la survie est alors majeure.

Par contre, nous allons parler des éléments visiblement symboliques largement représentés. Tout d’abord, une remarque gratifiante est adressée à chaque enfant tant il est vrai que tous ces dessins sont beaux, colorés, faisant apparaître une nature généreuse, chaleureuse, parfois féerique. Et le sourire revient immédiatement sur le visage de l’enfant qui vient d’être éprouvé par le « reparcouru » des événements traumatiques.

Puis, nous lui demandons de nous expliquer les éléments figurés sur le dessin. Il en donne volontiers les clefs, d’une voix claire et vive qui contraste avec l’intonation lourde et basse du temps précédent, celui du « dit » du trauma :

 – Irma, 9 ans, allume les lampes dans la maison alors que le soleil brille au dehors « parce que, maintenant la lumière est dans mon âme. . . comme ça, dehors il ne pourra plus y avoir la nuit et toutes ces choses… »,

– Albiléna, 11 ans, couvre son dessin de papillons multicolores « parce que j’aime bien les papillons… et qu’ils sont libres de se promener où ils veulent » ;

– Mirlinda, 13 ans, ajoute une deuxième maison à côté de la première « c’est une maison pour les rencontres… parce que, après la guerre, les gens auront envie de parler, de rire, de jouer ensemble »; – Adhureza, 11 ans, fait figurer un cœur « pour que, après la guerre, tous les hommes s’aiment… pour que ça ne puisse plus arriver » ;

– Iso, 13 ans, dessine deux personnages qui se tiennent par la main « parce que tous les hommes doivent devenir des amis (c’est une nécessité) » ;

– Fitim, 7 ans, fait figurer deux cartables, alors que sur le deuxième dessin, il avait « enterré son cartable rempli de livres et de cahiers dans la cave de sa maison en flammes pour qu’il ne soit pas détruit ».

On ne peut être qu’impressionnés par la force de vie qui anime ces enfants actuellement en exil et encore envahis par les atrocités vécues, même si la plupart de ces symbolisations sont d’ordre contraphobique.

Les enfants nous expriment leur espoir mais aussi leurs craintes pour l’avenir car beaucoup ont des proches au Kosovo. D’autres sont sans nouvelles de leur père, d’un frère, d’un oncle qui combattent dans l’UCK. Beaucoup ignorent si certains membres de leur famille, certains de leurs voisins, certains de leurs amis sont morts ou en exil ailleurs.

Nous terminons l’entretien par des propos mesurés tant la souffrance et les inquiétudes sont grandes, mais en nous appuyant toujours sur cette formidable pulsion de vie. Plusieurs enfants nous remercient spontanément, visiblement touchés de notre écoute.

Nous effectuons, en complément, quelques entretiens approfondis pour un proche de ces enfants, soit à notre demande lorsque cela s’avère nécessaire pour l’enfant, soit à la demande de ce proche.

De plus, il m’est apparu indispensable d’articuler harmonieusement cette première prise en charge avec le suivi qui sera assuré par le personnel soignant et même éducatif du camp. Un contact a été établi avec :

– un médecin et un infirmier du Kosovo, réfugiés dans ce camp avec leur famille. Ils y assurent la permanence du poste médical ;

– le psychologue de l’ONG responsable du camp, chargé de la mise en place de la structure psychosociale ; (Tous trois assistent à plusieurs de nos séances, dessins ou entretiens.) – le médecin généraliste de l’ONG qui assure une visite quotidienne au camp.

 

ANALYSE DES RESULTATS

L’intervention malgré l’absence de demande : une intrusion ?

C’est vrai qu’il n’y avait pas de demande au départ. Or, l’évaluation clinique corroborée par l’échelle d’auto-évaluation de Kim Bathien et Louis Crocq, dont l’utilisation s’est avérée aisée, rapide et efficace, reflétant avec exactitude et précision notre analyse clinique, nous a permis de mettre en évidence la présence de traumatisme psychologique chez plus de la moitié des 43 enfants réfugiés du Kosovo, examinés, et pris en charge dans un camp de Tirana du 3 au 9 mai 1999. Ces traumatismes psychologiques sont tous provoqués par une confrontation directe et brutale avec la mort, confrontation qui avait eu lieu au cours de scènes atroces sur le plan visuel ou auditif et dévastatrices sur le plan psychologique tant le choc de la découverte de comportements sadiques, inhumains dirigés contre les enfants et contre les leurs était insoutenable.

Les enfants habités par la peur et l’horreur revivaient de jour et surtout de nuit les scènes traumatiques. Ils faisaient des cauchemars, ils s’endormaient difficilement ou se réveillaient la nuit, angoissés, le cœur battant. Ils pleuraient ou même criaient dans leur sommeil. Plusieurs étaient devenus énurétiques.

Ce syndrome de répétition particulièrement prégnant était accompagné plus ou moins intensément de diverses manifestations symptomatiques du syndrome psychotraumatique. Les enfants tristes, repliés, avaient perdu l’envie de jouer et se plaignaient de troubles somatiques, céphalées, douleurs abdominales, perte de l’appétit.

Or, sans ces interventions systématiques, est-ce que la souffrance des enfants aurait pu être entendue, puisqu’il n’y avait pas de demande clairement exprimée ?

En effet, dans le cas d’un événement traumatisant, la demande est rarement explicite. La victime ne pense pas à recourir à l’aide d’un psychologue parce que ce n’est pas une démarche habituelle pour elle, d’autant que le plus souvent, elle n’a jamais eu de difficultés psychologiques auparavant. Les troubles qu’elle ressent, même s’ils sont très pénibles, elle les considère comme normaux après le traumatisme qu’elle a subi et elle pense qu’elle doit s’en sortir seule.

Même si elle ressent le besoin d’une aide psychologique, elle ne va pas forcément exprimer sa demande car elle est profondément affectée par une expérience fondamentalement solitaire. Elle se sent en dehors du monde des humains. Personne ne peut comprendre ce qu’elle a vécu, personne ne peut lui apporter d’aide.

Ce qui peut sembler ici être une intrusion répond en fait à une demande qui ne sait pas ou ne peut pas s’exprimer.

De fait, le sens de notre travail a été immédiatement compris car dès le deuxième jour les enfants se précipitaient vers nous en disant non pas nous voulons dessiner mais « nous aussi nous avons vu des choses ». Il en a été de même d’un groupe d’adolescentes venues me trouver avec une demande identique.

 

Intervention traumatisante ?

En observant l’attitude des enfants pendant la réalisation des dessins, et plus particulièrement du deuxième dessin, il est apparu évident qu’ils revivaient, chacun pour soi, intensément et dramatiquement le trauma. En rester au dessin et à son interprétation aurait représenté le danger de les enfermer dans la seule répétition du trauma.

Mais ici, le dessin n’a été introduit que pour faciliter la prise en charge. Il a été utilisé comme point de départ de la mise en mots de l’expérience traumatisante vécue dans toutes ses dimensions (les faits, les éprouvés sensoriels, les émotions, les pensées) avec une vigilance de chaque instant pour que le discours lui-même ne tourne pas à la pure répétition traumatique.

Au cours des entretiens, il a été clair de voir apparaître un véritable soulagement chez les enfants, même si des moments très difficiles sur le plan émotionnel les ont et nous ont tous éprouvés.

Comment l’enfant a-t-il pu se dégager de la répétition et se libérer du trauma ?

Crocq nous dit « ce premier récit permet au sujet d’objectiver et de maîtriser un événement doté d’une puissance d’aliénation obscure en le replaçant dans une situation interhumaine de dialogue’.’. Pendant l’entretien, chaque enfant surveillait attentivement le visage des adultes. Il ne laissait aller son discours qu’en guettant au fur et à mesure tes réactions, redoutant visiblement les effets de son récit dramatique.

Le cadre, la relation thérapeutique dans son fonctionnement triangulaire ont joué un rôle essentiel : le rôle du contenant. Des moments d’émotion intense pouvaient être partagés avec l’enfant mais étaient rapidement contenus dans la sécurité et le calme de ce cadre thérapeutique particulier.

 

 

 

 

Dessine-moi ta souffrance : acte thérapeutique ?

Nette diminution ou disparition des symptômes ?

Le résultat des interventions a été immédiatement tangible : les enfants qui étaient littéralement figés par l’horreur ont vu dès le lendemain leurs symptômes s’atténuer ou même disparaître, notamment les troubles du sommeil et les cauchemars de répétition.

Ils ont tous retrouvé le sommeil après la séance alors qu’il était très perturbé dans la majorité des cas, et même chez ceux pour lesquels l’entretien avait pu, de prime abord, nous sembler plus anodin et peut-être moins nécessaire pour extirper un trauma. Cette amélioration évidente du sommeil a été toujours immédiate et a été durable par la suite.

 

Amélioration significative du comportement

Très rapidement un changement notoire est apparu dans le comportement des enfants, changement spectaculaire chez les plus touchés. Les enfants repliés, qui ne quittaient pas leur adulte référent, puisque beaucoup étaient sans leurs parents, se sont mis à circuler librement dans le camp, à parler, à participer aux activités avec les autres enfants. Visage ouvert, yeux rieurs, démarche légère, ils étaient redevenus des enfants prêts à communiquer, à jouer et même à rire dans un monde qui n’était plus inhumain. Nous avons même vu apparaître une certaine coquetterie (cheveux, tenue vestimentaire) chez plusieurs petites filles.

Bien sûr nous n’avons eu qu’une impression clinique sur quelques jours, mais ce résultat immédiat m’apparaît déterminant pour la suite de l’évolution.

 

Impact sur l’entourage

Les proches des enfants, surpris par l’amélioration rapide de leur état, sont venus nous parler, d’abord des enfants eux-mêmes, puis, comprenant ce qui s’était joué dans ces séances, de leurs propres traumas.

Ce point est très intéressant car les adultes réfugiés, très dignes, ne parlent pas spontanément des atrocités vécues, même pas entre eux d’ailleurs, surtout lorsqu’il s’agit de violences sexuelles.

Ainsi, plusieurs entretiens approfondis ont pu être effectués pour des adultes. Cette action auprès des adultes mériterait d’être poursuivie et étendue non seulement pour l’adulte lui-même, mais également parce que de son « bon état psychologique » va dépendre en partie l’évolution positive de l’enfant.

 

Conclusion

 

La prise en charge thérapeutique des enfants du camp de Tirana est basée sur le « reparcouru » de l’expérience traumatisante vécue dans toutes ses dimensions : éprouvés sensoriels, faits, émotions, pensées. Ce «reparcouru » est facilité par l’introduction du dessin. L’observation des enfants pendant et après les séances permet de conclure à l’efficacité de cette méthode pour aider les enfants à se libérer de l’emprise du trauma.

Mais, le travail à partir des trois dessins successifs : avant, pendant, après la guerre ne se limite pas à la libération du trauma, il va beaucoup plus loin. Il rétablit le lien, la continuité dans la vie de l’enfant. Il intègre le trauma dans son histoire.

Le premier dessin c’est celui des jours heureux… avant… quand la vie était « normale », la maison intacte, papa et maman en vie. Les représentations se multiplient quasiment à l’identique : Une belle maison, de la couleur, les membres de la famille, les animaux domestiques. Le souvenir d’avant est réactualisé, l’enfant le donne à connaître au thérapeute… Une relation d’échange, de confiance s’installe.

Le deuxième dessin c’est le trauma : il y a eu l’horreur envahissante, déstructurante, déshumanisante, inconcevable, indicible. Et, pourtant l’enfant l’a exprimée d’abord sur le dessin criant de vérités, vérités d’horreur, de souffrance et de mort, puis les mots sont venus… et le thérapeute l’a entendue, l’enfant peut reprendre sa place dans un monde qui a retrouvé du sens.

Sur le troisième dessin, les couleurs sont revenues, les maisons sont belles, accueillantes, singulièrement ressemblantes à celles « d’avant » mais pas sans différences, la plus criante : pratiquement pas un dessin ne montre de personnages.

L’enfant quitte les scènes traumatisantes : et se projette dans une continuation de sa vie qui même si elle est souvent symbolisée comme la reprise de la vie antérieure (maison identique) n’est pas intégralement la même : troisième dessin vide de personnages.

Cette continuation n’exclut ni l’angoisse (cruauté des scènes inhumaines vécues) ni la perte (parents, amis tués), ni l’anxiété sur le devenir des proches don l’enfant est sans nouvelles, mais elle trouve son dynamisme dans ce qui nous est apparu comme une indestructible pulsion de vie, exprimée d’abord dans les symboles de sécurité, de paix, d’amour, de liberté, puis clairement dite.

Cette pulsion de vie est sans doute nourrie de tout l’étayage affectif dont bénéficient ces enfants pris en charge par leur entourage proche et surtout par toute la communauté de leur camp (réfugiés et personnel humanitaire). Ils aspirent tous à rétablir la « continuité d’être » au sens de Winnicott ou la « mêmeté d’être » de Dolto.

Il me semble primordial de ne pas gêner l’évolution naturelle de ces enfants par des interventions multipliées et intempestives mais au contraire de laisser se développer leur résilience, c’est-à-dire de leur donner la possibilité de cicatriser leurs blessures en veillant à leur recréer rapidement un univers « normal » au sein de leur groupe culturel : reprise des apprentissages scolaires, des jeux, structuration de l’espace et du temps, etc. Ceci n’exclut ni une surveillance de loin en loin ni, si nécessaire, une prise en charge des adultes.

L’utilisation des trois dessins m’est apparue tout à fait pertinente pour effectuer une prise en charge immédiate et bien ciblée qui, pour nombre de cas, pourrait suffire, le reste de l’évolution étant assuré par la pulsion de vie et la résistance naturelle des enfants, dans un environnement redevenu sécurisant.

L’application de cette méthode ne se limite pas aux enfants victimes de la guerre, elle a également donné des résultats intéressants pour les enfants victimes d’inondations catastrophiques (Cuxac d’Aude, décembre 1999, Marie Nebout)

Une partie de cette étude a fait l’objet d’une communication lors du Congrès du SNC (Paris, novembre 1999) et lors d’une formation à la prise en charge du psychotraumatisme (Médecins du Monde, Pristina, décembre 1999).

BIBLIOGRAPHIE

 

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  • Le dessin comme d’une écriture. La psychanalyse de l’enfant, Revue de l’association freudienne, tome l, 7, Editions de l’association freudienne, Ussel, 1990.